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Les chaussures invisibles du camp de concentration de Stutthof.

En 2015, une macabre découverte est faite près du site de l’ancien camp de concentration de Stutthof, en Pologne. Le chanteur et guitariste Grzegorz Kwiatkowski, leader du groupe de rock Trupa Trupa, se promène avec un ami dans une forêt de pins lorsqu’ils tombent sur « beaucoup de chaussures ».

DES DIZAINES DE MILLIERS DE CHAUSSURES

« Pas une centaine, mais des milliers, des dizaines de milliers » raconte Kwiatkowski au micro de la radio canadienne CBC. Les deux amis ont continué à déterrer de plus en plus de chaussures du sol. Des chaussures d’enfants, de femmes et d’hommes. Cette découverte, a récemment déclaré le chanteur au quotidien anglais The Guardian, lui est “arrivée en pleine figure” alors qu’il travaillait sur un projet de documentaire consacré à l’acteur et résistant polonais Albin Ossowski, déporté à Auschwitz.

La plupart de ces chaussures appartenaient à des Juifs déportés et assassinés à Auschwitz, et devaient être transformées en articles de cuir, comme des étuis. Le nombre de chaussures trouvées à la libération du camp de Stutthof, le 9 mais 1945, a été estimé à 500 000. Dans les années 60, les autorités communistes ont décidé d’en conserver un petit nombre, toujours visibles au musée du camp, et ont détruites ou enterrées les autres. Depuis sa découverte, Kwiatkowski est en conflit avec le musée, ses responsables n’ayant rien fait depuis pour les conserver, considérant qu’il s’agissait d’“ordures” et non d’artefacts de la Shoah.

Une infime partie de ces chaussures reste désormais à l’abri des regards dans le monument du Musée “au combat et au martyre”. «Ces artefacts devraient être visibles», fait valoir Kwiatkowski. « Comme nous le disons dans plusieurs de nos chansons, nous ne devons jamais oublier, pour que cette histoire sanglante ne revienne jamais. » (Refusant d’être interviewé par The Guardian, le directeur du musée, Piotr Tarnowski, a déclaré dans un communiqué : «Je m’abstiens de commenter les allusions selon lesquelles les Polonais et le musée de Stutthof négligeraient de prendre soin de la mémoire des victimes juives.»)

EFFACER L’HISTOIRE

Le musée Stutthof, fondé en 1968, occupe un cinquième de l’ancien terrain du camp. La découverte de Kwiatkowski, dont le grand-père fut déporté à Stutthof, est arrivée à un moment où l’Histoire de la Shoah en Pologne fait l’objet d’une tentative de réécriture de la part du pouvoir et d’historiens proches des mouvances populistes et nationalistes. En janvier 2018, le Parlement polonais adoptait une loi rendant illégale l’accusation des autorités polonaises, ou des citoyens polonais, de complicité dans l’Holocauste, tandis que le vice-ministre de la Culture appelait à la création d’un musée « Polocaust » pour commémorer la mémoire des Polonais assassinés par les nazis pendant la Seconde guerre mondiale.

Lorsque deux producteurs de la radio CBC, David Zane Mairowitz et Malgorzata Zerwe, se sont rendus à Stutthof en avril 2019, ils n’ont plus trouvé les chaussures découvertes par Kwiatkowski et son ami, juste des bandelettes, pourrissant, émergeant du sol de la forêt. L’intérêt des autorités polonaises pour ces reliques est modéré, c’est un euphémisme. Lorsque les producteurs lui ont demandé de décrire ce qui avait été trouvé dans le camp et ses alentours, le directeur du musée Stutthof, Piotr Tarnowski, a déclaré : « Tout ce qui restait du camp. Et des armes allemandes cachées, par exemple. Après cela, la nature reprend le dessus. » Sic.

Mais dans leur quête d’éléments et d’informations, les producteurs de CBC sont tombés sur des traces d’engins de terrassement dans la forêt, et se sont demandé si les machines ne donnaient pas un coup de main à la «nature»… Tandis que le directeur du musée Stutthof prétendait que ces traces dataient de l’année précédente, malgré leur fraîcheur, ajoutant “la terre est molle”. Avec le temps, plus personne ne verra effectivement ces chaussures, la nature aura vraiment pris le dessus.

OBJETS “INVISIBLES”

Aucun des administrateurs locaux n’aurait vu ces dizaines de milliers de chaussures avant 2015. Ni le directeur du musée, dont le bâtiment se trouve à environ 300 mètres du lieu où Kwiatkowski et son ami ont découvert ces milliers de chaussures. Ni l’archiviste du musée, Madame Drywa. « Je travaille ici depuis 30 ans, et aucun de mes collègues n’a jamais parlé d’artefacts se trouvant dans la forêt autour du musée », déclare-t’elle au London Daily Telegraph. Même le responsable de l’équipe archéologique du musée, Piotr Chruscielski, qui a grandi dans les environs immédiats, ne connaissait leur existence. « Je n’ai vu ni chaussures ni autres artefacts. Je n’ai vu que les chaussures qui se trouvent dans la vitrine exposée au musée, mais personne dans mon village n’a jamais mentionné d’autres objets gisant dans la forêt », a-t-il également expliqué.

Mais ces chaussures ont encore une histoire à raconter. Une histoire importante, alors que la méconnaissance de la Shoah reste effarante, et que l’Histoire de la Shoah en Pologne voudrait être réécrite par certains. « Pour nous, ces chaussures intactes sont une métaphore de la façon dont un pays comme la Pologne – il y en a bien sûr d’autres – traite de sa propre histoire », souligne l’historien israélien Otto Dov Kulka, qui fut déporté de Tchéquoslovaquie à Auschwitz. « Ces chaussures ont été envoyées d’Auschwitz à Stutthof, elles appartenaient à des centaines de milliers de Juifs assassinés dans les chambres à gaz” explique-t’il.

DES CHAUSSURES, POUR NE JAMAIS OUBLIER

En janvier 2019, le jour de la commémoration de la Shoah, des manifestants polonais ont défilé à l’extérieur du camp d’Auschwitz avec des pancartes « Auschwitz : Made in Germany ». Ces manifestants ont raison : ce sont les nazis, pas les Polonais, qui ont orchestré l’Holocauste.

Mais pour Kwiatkowski, ces chaussures racontent une histoire vitale pour les générations futures, en particulier en Pologne : « Beaucoup de gens veulent changer l’histoire. Je pense que ces chaussures, c’est la vérité. Nous devons sécuriser ces artefacts de l’Holocauste, ces preuves irréfutables, afin que certains ne puissent plus dire “ça n’est jamais arrivé”. C’est une façon de dire “plus jamais ça”, mais aussi de dire « ne jamais oublier ».

Alain Granat, d’après un article de The Guardian et du site de la radio CBC.

NDLR : Le camp de concentration de Stutthof fut le premier camp de concentration nazi établi en dehors du territoire allemand, et également le dernier à être libéré par l’Armée rouge, le 9 mai 1945. Sa construction sur le territoire de la ville libre de Dantzig, à une trentaine de kilomètres de cette ville (aujourd’hui Gdańsk), commença dès août 1939 et fut terminée le 2 septembre 1939 pour accueillir ses premiers détenus, 150 civils, parmi lesquels des juifs de Dantzig, et des prisonniers de guerre polonais. 110 000 personnes y furent déportées, de 25 pays et 27 nationalités – parmi lesquelles 65 000 y furent assassinées par les nazis. Après la visite de Heinrich Himmler le 23 novembre 1941, le camp est intégré dans le plan d’extermination des Juifs d’Europe, il est agrandi, un crématoire y est construit en septembre 1942, puis une chambre à gaz en 1943. 50 000 juifs, majoritairement originaires de Pologne, furent déportés à Stutthof.

Le camp de Stutthof fut également le “laboratoire” de fabrication de savon à partir des corps de milliers de déportés juifs, assassinés dans ce but. Rudolf Spanner, officier SS, était propriétaire d’une petite usine de fabrication de savon près de Dantzig. En 1940, il mit au point un procédé pour obtenir du savon à partir de graisse humaine. Ce « produit » fut appelé R.J.S., acronyme de « Reines Judische Fett » (« Pure graisse juive »). Des milliers de prisonniers furent ainsi exterminés pour la « production » de savon. Selon le site Jewishgen, Rudolf Spanner était “extrêmement fier de son invention. Selon les témoignages des rares survivants, il avait l’habitude de rester des heures durant dans la pièce où on traitait les cadavres pour admirer l’application de son procédé.” Lorsque les troupes soviétiques découvrirent le camp, ils trouvèrent des dizaines de corps de déportés juifs dans son “laboratoire” de fabrication du savon. Après la guerre, Rudolf Spanner ne fut jamais inquiété et pu reprendre ses « activités scientifiques » en toute quiétude.

Stutthof a été évacué le 25 janvier 1945, mais 12 000 prisonniers ont été laissés sur place. Seuls 4500 d’entre-eux ont survécus à la date du 23 avril 1945, lorsqu’eut lieu une autre évacuation. À l’arrivée de l’Armée rouge le 9 mai 1945, il ne restait plus que 150 prisonniers survivants.

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